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Personnages compassionnels

Léon Harmel

Léon Harmel: il est est né en 1829 et mort à 86 ans en 1915. A 25 ans, en 1854, il succède à son père, propriétaire d'une filature dans les Ardennes, non sans avoir envisagé auparavant de devenir prêtre. Il se marie et a neuf enfants. Il est tenace, travailleur infatigable, entreprenant, pragmatique. Il vit très simplement une vie profondément religieuse, habitant une maison construite dans l'enceinte des ateliers de la filature et attenante à une Chapelle, à laquelle est donné le nom de Notre Dame de l'Usine. Sa femme meurt quand il a 42 ans: il fait dès lors voeu de chasteté et se mortifie par de rudes flagellations. Il tient à s'occuper lui-même de ses enfants, leur donnant une éducation très religieuse et très stricte. Pour lui, la hiérarchie est très claire: Dieu, famille et travail.
Harmel emploie dans son usine du Val des Bois environ 500 ouvriers, ce qui en fait une entreprise assez importante pour l'époque. Il définit l'entreprise comme "une association entre des patrons et des ouvriers de la même profession qui a pour but le règne de la justice et la charité". Il est un excellent gestionnaire et son entreprise dont il sera le patron pendant 60 ans, de 1854 à 1914, sera la plupart du temps florissante.
Pour Léon Harmel l'autorité et la hiérarchie naturelles sont des dons de Dieu, sources de droits et de devoirs: il est, par la volonté de Dieu, le père de ses ouvriers.
Mais Léon Harmel, que l'on surnommait le Bon Père, n'est pas pour autant un paternaliste au sens péjoratif du terme, c'est-à-dire le patron qui fidélise ses ouvriers en contrôlant toute leur vie selon la formule célèbre: né dans une maternité de chez Dupont, enterré dans un cimetière de chez Dupont. Non Léon, lui, le patron, affirme sans hésiter : "Les usines ont détruit l'harmonie familiale, le patron a pris l'enfant et lui a enlevé la protection de son père, ne doit-il pas, ce patron, en prendre la charge et réparer les désordres engendrés par l'atelier"? Ainsi l'originalité de Léon est d'avoir de l'entreprise une conception avant tout chrétienne, ce qu'il appelle la corporation chrétienne. Pour réaliser ce projet, Harmel crée tout d'abord un milieu favorable à la pratique religieuse et à l'esprit familial. Ainsi fait-il venir, parfois de loin, des familles chrétiennes qui vont travailler à l'usine et montrer l'exemple. D'autre part: il calcule les payes non pas seulement sur des critères d'efficacité individuelle mais en tenant compte de critères familiaux comme le nombre d'enfants de l'ouvrier ou l'état de santé des siens. Il organise aussi une mission catholique dans l'usine. Et puis, pour combattre les fléaux que sont pour lui l'individualisme et l'égoïsme, il organise des associations à caractère économique ou religieux; leurs nombre et leur variété sont significatifs: elles ont pour nom mutualité, syndicat, achats en commun, caisse d'épargne, bonnes lectures, boucherie, hôtellerie, jeux et consommations, compagnie de pompiers, musique instrumentale, chorale, gymnastique, tir, section dramatique, consultations légales, conférences de Saint Vincent de Paul, association du Rosaire, tiers ordre de Saint François. Personne n'est obligé d'y participer et la pratique religieuse est libre. En fait une quarantaine d'ouvriers qui pour certains ont jusqu'à 30 ou 40 ans de maison ne participent à rien. Seule la Mutualité destinée à la Retraite est obligatoire. Tout repose sur la liberté individuelle, dit Léon. Ces associations, gérées et dirigées par des comités élus, ont une autonomie totale d'action selon le principe cher à Harmel, celui de "faire faire" et non "faire". "Ainsi, disait Léon, sont mis en valeur les dévouements et les aptitudes de chacun. Quand le patron veut diriger les affaires de ses ouvriers, il se trompe: il ne recueille le plus souvent que l'ingratitude". Ces associations ont leur vie propre. Léon assiste parfois à des réunions de ces comités mais quand il donne son avis, il n'est pas toujours suivi et s'en trouve même satisfait. Une autre institution, le conseil d'usine, l'ancêtre des comités d'entreprise, est composée de représentants de chaque atelier et de la direction. Ce conseil d'usine eut au fil des ans une importance croissante. On peut lire dans ses statuts que le Conseil "maintient une entente affectueuse" entre patrons et ouvriers, il reçoit les réclamations, étudie les réformes pour un travail plus lucratif, donne un avis sur les questions d'accidents, d'hygiène, d'apprentissage etc. Contrairement à beaucoup d'autres entreprises durant cette période, Le Val-des-Bois ne connut qu'une seule grève. Ce fut celle de la communion à la messe du dimanche, vers 1893: il s'agissait de belges travaillant au Val des Bois et qui avaient peur de ne pas être naturalisés français.
Destin banal, me direz-vous, que celui de ce patron catholique de province. Non, car Léon Harmel a eu un rôle politique et religieux considérables.
Son rôle politique débute dans l'Association Catholique des Patrons du Nord à qui il propose l'exemple du Val-des-Bois. Mais une majorité d'entre eux est très réticente car elle trouve l'expérience à la limite du socialisme. Par contre Harmel suscite
l'intérêt des hommes politiques chrétiens, qui deviennent ses amis: en particulier Albert de Mun et René la Tour du Pin. Il crée avec eux l'Oeuvre des Cercles Catholiques d'Ouvriers qui eurent jusqu'à 50 000 membres et un rôle politique très important. Pour exposer ses idées il écrit, entre autres, deux ouvrages aux titres révélateurs: "le Catéchisme du Patron" et le "Manuel de la Corporation Chrétienne". Il participe à d'innombrables cercles d'études, réunions, congrès qu'il préside d'ailleurs souvent.
Evoluant avec les idées de son temps, il devient convaincu de la responsabilité de l'état dans la justice sociale: il est un des fondateurs du parti démocrate chrétien et prend une grande part, avec son ami Albert de Mun, dans l'élaboration des lois sociales votées par les députés sous la 3° république. Ces lois concernent en particulier les syndicats (dont il suggère l'autonomie face au patronat), les accidents du travail, les caisses de retraite, les caisses de prévoyance etc.. Sans se présenter aux élections, il profite des campagnes électorales pour faire des réunions, disant:
"Votez pour qui vous voudrez, mais n'oubliez pas qu'un homme a précédé tous les candidats, qui a aimé les travailleurs plus que tous, c'est Jésus-Christ". A Reims, il crée des délégués de quartier ouvriers, et est ainsi un véritable précurseur du SAMU social. Il forme aussi une Union fraternelle du Commerce et de l'Industrie, sorte de Patronat chrétien avant la lettre. Il est aussi un des fondateurs de la Presse catholique et du Journal La Croix.
Mais tout cela n'est rien comparé à son influence et à son rôle dans le domaine religieux. Il devient un des hauts responsables du Tiers Ordre franciscain. A Rome, il fait la connaissance du pape Léon XIII, dont il devient un intime et qui dit de lui: “Ce cher fils m'a procuré les meilleurs jours de mon pontificat” ou encore "Il faut que les Léon Harmel se multiplient". L'encyclique Rerum Novarum qui définit à l'époque la doctrine sociale de l'Eglise, trouve une grande partie de son inspiration dans Léon Harmel. Il pense qu'il faut rapprocher le pape du monde du travail: il organise pour cela pendant plusieurs années de grands pèlerinages ouvriers qui amènent jusqu'à 20 000 ouvriers au Vatican. Enfin Léon Harmel prend une part très importante à la formation sociale des prêtres, formation qui se fait souvent sur le terrain, au Val des Bois.
Une phrase résume bien l'action et la pensée de Léon Harmel: "il n'y que deux forces sociales, le clergé et le peuple des travailleurs; quant aux classes aisées, le paganisme les ont réduit à l'impuissance. C'est dans le peuple des travailleurs qu'est toute l'espérance de l'Eglise".
Un procès en béatification de Léon Harmel a été instruit mais n'a à ce jour pas abouti.
De Léon Harmel il faut je crois retenir entre autres: dans le domaine de la gestion de l'entreprise et des hommes le précurseur du dialogue social, de l'éclatement des centres de décision et de la délégation de responsabilité, dans le domaine politique le concepteur des lois sociales. dans le domaine religieux, un des inspirateurs de la doctrine sociale de l'église; enfin dans le domaine humanitaire le pionnier de l'aide aux plus démunis dans les villes, le SAMU social de l'époque.

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